« C’était mieux avant » : la nostalgie comme arme rhétorique
La vasque, le souvenir et l’âge d’or
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Le 21 juin 2025, la fameuse vasque olympique des Jeux de Paris 2024 a repris son envol au jardin des Tuileries.
Cette installation, voulue par les autorités et obtenue après négociation auprès du CIO, permet de raviver le souvenir d’une parenthèse enchantée.
Et c’est vrai.
En août 2024, tout semblait plus paisible à Paris : l’enthousiasme sportif avait mis en sourdine le fracas de la dissolution – et surtout réduit au silence les professionnels du pessimisme, qui prédisaient un échec retentissant pour la France dans l’organisation de la compétition.
En renouant symboliquement avec ces moments de liesse, la vasque flottante fait appel à une émotion bien précise – et extrêmement utile en rhétorique : la nostalgie de l’« âge d’or ».
Au programme de cette infolettre : comment le mythe de l’âge d’or est devenu (ou plutôt est redevenu) un poncif du discours, qui dit sans doute quelque chose de notre époque.
L’éternel retour de la nostalgie
En préparant cette infolettre, j’ai découvert que la nostalgie était sans doute l’un des tout premiers lieux communs de l’histoire. Étymologiquement, le terme se construit sur l’association des mots grecs nostos (le désir du retour chez soi) et algos (la douleur d’en être éloigné). La nostalgie apparaît pour la première fois à la fin du XVIIᵉ siècle, dans une thèse de médecine, pour désigner un affect douloureux : un trouble psychologique qui frappe les soldats et les migrants dans leur désir de retourner à leur patrie.
Dans Les Travaux et les Jours d’Hésiode – cette fois-ci au VIIIᵉ siècle avant notre ère – le poète associe les temps qui suivent la création du monde par Cronos au premier « âge d’or » (qui, comme vous vous en doutez, est désormais révolu). Autrement dit, dès l’Antiquité, on usait déjà du fameux « c’était mieux avant ».
Cette tentation de peindre le passé en couleurs dorées ne s’est jamais démentie au fil des siècles. Et la rhétorique, évidemment, a fait de la nostalgie une arme persuasive puissante – et diablement efficace pour faire appel au pathos.
Nostalgique de la gloire de Rome sous la Renaissance, de l’Ancien Régime sous la République, et enfin des Trente Glorieuses aujourd’hui, l’évocation d’un âge révolu idéalisé est un grand classique du discours politique.
Ce ressort repose d’ailleurs bien souvent sur un mythe fondateur plutôt que sur une réalité historique (mais peu importe : en rhétorique, la force évocatrice compte plus que la précision factuelle).
“Make America Great Again” : retour vers un passé fantasmé
Si la nostalgie est intemporelle, elle connaît toutefois un retour en force dans la rhétorique politique contemporaine (et plus particulièrement dans la rhétorique populiste).
La référence de Donald Trump lors de son discours d’investiture au Capitole, le 21 janvier dernier, ne pouvait guère être plus explicite : « L’âge d’or des États-Unis commence maintenant », accomplissant ainsi la promesse de « rendre à l’Amérique sa grandeur » (slogan de la campagne de 2016, en réalité emprunté à Ronald Reagan).
Le tour de force de ce slogan tient sans doute au fait qu’il ravive le souvenir d’une Amérique véritablement grande… sans jamais préciser à quelle époque exacte elle se définit (ni comment elle doit être perçue).
Et c’est d’ailleurs là la force inouïe de ce slogan. La formule a acquis un véritable pouvoir d’évocation, car elle s’adresse aux frustrations et aux espoirs profonds d’une partie de l’électorat. Elle laisse chacun projeter son propre « bon vieux temps » : pour les uns, les booming fifties ; pour d’autres, l’Amérique rurale d’antan ; pour d’autres encore, l’ère industrielle prospère d’avant la mondialisation.
Le “génie” de Donald Trump réside dans sa capacité à surexploiter les émotions de perte, comme l’a souligné en 2020 le chercheur Ron Pruessen de l’Université de Toronto. On se souvient à ce titre d’un moment étonnant lors de sa campagne de réélection en 2020, lorsqu’il avait étrillé le verdict des Oscars, qui avaient récompensé le film sud-coréen Parasite : « Est-ce qu’on ne peut pas revenir à “Autant en emporte le vent” ? “Sunset Boulevard” ? De si grands films, comme on n’en fait plus ? »
Trump n’a pas inventé la recette, mais il l’a appliquée à grande échelle. Son succès a mis en lumière combien la nostalgie patriotique pouvait être un moteur politique puissant.
À vrai dire, toute la campagne du Brexit au Royaume-Uni s’est jouée, elle aussi, sur ce registre. Le célèbre slogan Take Back Control (« reprendre le contrôle »), employé par les partisans du Leave en 2016, est une variation sur le même thème. Une ficelle rhétorique facilitée, semble-t-il, par le cinéma et l’émergence d’une sorte de “film de Brexit”. Ainsi, le magazine Foreign Policy a vu dans la succession de biopics autour de Churchill (Les Heures sombres, Churchill, Dunkerque, tous sortis en 2017) l’exaltation d’un “Brexit fantasyland” : l’idée d’un Royaume-Uni qui “n’aurait pas gagné la guerre pour finir gouverné par Bruxelles”.
Ces exemples montrent comment, des États-Unis à la Grande-Bretagne, la rhétorique du « retour au bon vieux temps » sert à mobiliser l’affect national. Elle flatte l’orgueil collectif blessé et suggère qu’il existe un remède simple aux difficultés actuelles : rebrousser chemin vers une époque idéalisée. C’est un puissant levier électoral, en particulier dans les périodes de doute ou de crise d’identité nationale.
La France n’a pas échappé à ce phénomène (avec un succès étonnamment moindre, dans un pays qui se targue pourtant d’être passionné par sa propre histoire). Lorsqu’il officialise sa candidature présidentielle, fin 2021, Éric Zemmour fait de sa déclaration un petit précis de rhétorique de la nostalgie.
Face à un micro rétro, dans un bureau boisé et une pénombre d’un autre temps, Zemmour singeait l’Appel du 18 juin 1940 du général de Gaulle.
Le message de Zemmour affichait clairement son objectif : évoquer un récit fantasmé, non réel : « Ce pays que vous chérissez, que vous cherchez partout, et qui est en train de disparaître (…) vos enfants ont la nostalgie [de ce pays] sans même l’avoir connu ».
Pourquoi ça marche ? Identité, fierté et besoin de contrôle
Qu’est-ce qui rend la nostalgie aussi efficace pour persuader ? En grande partie, c’est qu’elle répond à des besoins psychologiques universels chez l’auditoire. Plusieurs de ces besoins cochent les cases des « intérêts profonds » évoqués, par exemple, par Fisher et Ury dans la logique de la négociation :
Identité et appartenance : Se voir rappeler un passé glorieux renforce le sentiment d’appartenir à une communauté historique digne et valeureuse.
Reconnaissance et fierté : Évoquer une époque où « nous étions grands » flatte l’ego collectif.
Maîtrise du destin : Le fameux « Take Back Control » du Brexit en est la preuve : la nostalgie redonne l’illusion du contrôle sur son sort, en suggérant qu’on peut refaire comme avant, quand tout marchait bien.
Sécurité et repères : Un passé idéalisé est, par définition, prévisible et familier. Il offre des repères connus – par opposition à un futur, lui aussi par définition, inconnu.
Prestige et statut : Enfin, faire appel à la grandeur passée (empire, victoires, patrimoine culturel glorieux…) ranime le désir de rayonnement.
Sur le plan émotionnel, la nostalgie agit donc comme un « doudou » collectif. Psychologiquement, c’est un message séduisant : il évite l’effort d’imaginer du neuf et joue sur des émotions agréables (la douceur du souvenir) plutôt que sur la peur de l’inédit. Après tout, le succès de chaînes YouTube comme celle du Joueur du Grenier ne repose-t-il pas intégralement sur cette exaltation fantasmée d’un passé où tout semblait plus beau en 64 bits ?
Autre exemple frappant, dans la fiction politique Borgen : la Première ministre Birgitte Nyborg utilise habilement le souvenir de la victoire surprise de l’équipe danoise à l’Euro 1992 comme point de départ d’un discours destiné à rappeler l’unité nationale et la capacité à réussir collectivement.
“La nostalgie n'est plus ce qu'elle était”
En rhétorique, la nostalgie est donc un objet étrange. Un outil fédérateur, et qui pourtant peut constituer le moteur de projets dangereux (on pense par exemple au mythe de la Cause Perdue véhiculée par les anciens états sudistes après la guerre de sécession pour restaurer l’image des combattants esclavagistes).
Est-il seulement possible de combattre la nostalgie ? Certains ont tenté de lui tenir tête. Trois styles, trois stratégies. Trois ripostes, plus ou moins durables.
La rupture rationnelle (ou l’optimisme froid)
En 2022, dans son discours d’investiture pour son second mandat, Emmanuel Macron avait tenté de faire de la rupture avec la nostalgie un véritable projet politique.
Selon lui, le peuple français aurait préféré « un projet d’avenir » plutôt que de céder « à la nostalgie du passé ». Il exhortait à « regarder le réel en face pour mieux concrétiser notre idéal, plutôt que de se laisser aller à d’illusoires chimères ».
L’intention était là. Mais le succès à ce stade est pour le moins relatif. Lui-même finira par tomber dans la marmite : sitôt les Jeux Olympiques terminés, c’est lui qui déclarait, le lendemain de la cérémonie de clôture « On a tous une forme de nostalgie ». Comme si, passé le souffle, le doudou collectif reprenait ses droits.
Sans doute qu’on ne combat pas une émotion avec un raisonnement, fût-il présidentiel.La synthèse inspirante (ou le grand écart maîtrisé)
Autre piste : la magie d’un Barack Obama tenait sans doute à sa capacité à jouer sur les deux tableaux : célébrer la grandeur passée des États-Unis tout en appelant, résolument, à l’écriture de l’avenir. Lors d’un discours de campagne, il lançait :
« Croyez en ceux qui ont planté le drapeau de la démocratie et chassé la tyrannie, croyez dans ce drapeau planté sur la Lune. L’histoire de l’Amérique n’est pas écrite. »
Une formule parfaite : le passé comme socle, l’avenir comme promesse. Un récit qui relie sans enfermer. La nostalgie y est convoquée, mais comme tremplin, pas comme refuge.L’ironie lucide
Et si, au fond, l’humour et l’ironie constituaient notre dernière ligne de défense face à la pompe nostalgique ? « La nostalgie, ça n’est plus ce que c’était », disait avec malice Simone Signoret.
Tourner en dérision le passéisme excessif, pointer les contradictions des nostalgiques (ceux qui regrettent des époques où, s’ils y retournaient, ils ne supporteraient pas grand-chose) peut être une arme précieuse.
Voilà pour cet épisode d’Objection !
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On le démonte, on l’analyse et on s’en sert pour mieux comprendre les techniques de persuasion qui font notre époque.
À très vite,
Charles