Comment convaincre lorsque l'on n’est pas convaincu soi-même ?
Petit manuel de persuasion et de retournement dialectique.
Bonjour à tous, et bienvenue dans Objection !
Cette semaine, je vous propose d’aborder frontalement une question probablement aussi vieille que la rhétorique elle-même : comment défendre une idée à laquelle on ne croit pas soi-même ?
L’idée de cette infolettre ne m’est pas venue en observant un énième cafouillage gouvernemental, ni les nouveaux développements de la guerre commerciale entre l’Amérique et la Chine (on en a déjà suffisamment parlé la semaine dernière !), mais bien d’une question qui m'a été posée à de nombreuses reprises ces derniers jours, que ce soit dans mes messages privés ou dans mes conversations avec des clients.
Alors comment y répondre ?
Partons d’un constat simple : il nous est tous arrivé de devoir défendre une position que l’on sait fragile.
Cette situation est parfaitement banale pour ne pas dire fréquente.
Assumons le même franchement : il nous arrive même très souvent de devoir défendre une position non pas parce qu’on y croit vraiment, mais tout simplement parce qu’elle nous est imposée — par notre entreprise, par notre hiérarchie, ou simplement par le contexte.
Et pourtant.

Dans ces moments critiques, il devient facile pour un adversaire de vous faire vaciller. D'appuyez là où cela fait mal : à savoir sur le doute, qu’il percevra sans peine dans vos hésitations, vos contradictions ou votre attitude. Son objectif ? Vous pousser dans la posture du gardé à vue qui finit par lâcher : “À vrai dire… j'ai conscience que ce n'est pas l'idéal...”
Alors, que faire ? Cette infolettre n’est pas une injonction au mensonge. C’est un petit manuel pour tenir bon même quand on doute. Une invitation à habiter solidement une idée, même (et surtout) lorsqu’on la sait imparfaite.
Pour cette infolettre à ouvrir, relire et transmettre en cas d'urgence, trois clés et trois étapes intemporelles à garder en tête :
Changez le terrain : ne cherchez pas à démontrer, mais à gagner.
(Quand le matériel manque, ne jouez pas aux dames. Jouez aux échecs.)
Imposez votre cadre : quand vous doutez, le vrai risque, c’est de laisser les autres définir les mots, les enjeux, les règles.
Créez du mouvement : la rhétorique ne vise pas la pureté, elle vise l’action.
Première règle : quand vous n'êtes pas convaincu, n'essayez pas de démontrer
Commençons par une évidence : douter est non seulement normal, mais aussi parfaitement sain — du moins, quand on est seul face à ses notes et à sa conscience. Le doute fait partie intégrante de notre intégrité, de notre rapport à l'éthique, et de notre culture cartésienne (après tout, sans doute, il est impossible de savoir).
Mais en rhétorique, le doute devient problématique dans deux situations :
Lorsqu'il vous pousse à la mauvaise conscience : « Comment puis-je agir ainsi alors que je sais que ce que je défends est discutable ? »
Et surtout, lorsqu'il vous fait douter de votre légitimité à défendre un point de vue : « Comment puis-je défendre une position pareille ? »
Dans ces moments-là, il est crucial de changer de perspective.
Convaincre, ce n'est pas obtenir une bonne note
On a tendance à confondre l'exercice de conviction avec celui de la démonstration. Or, convaincre, ce n'est pas obtenir une adhésion totale à votre propos, mais provoquer une action. Un homme politique, lors d'une campagne électorale, ne vous demande pas d'adhérer à 100 % de son programme ; votre vote lui suffit.
À partir de là, gardez deux choses en tête :
Le doute que vous ressentez à l'égard de votre thèse, votre adversaire le ressent peut-être aussi pour la sienne.
Puisque l'objectif est d'obtenir un résultat, adaptez votre stratégie. C’est comme au tennis : si vous êtes essoufflé en fond de court, ne restez pas collé à la ligne : vous finirez par mettre une balle dans le filet ou dans le couloir. Montez au filet. Prenez l’initiative. Abrégez l’échange. Choisissez l'angle le plus favorable pour toucher au but.
Quand le dossier est très mauvais… il vaut mieux chercher à gagner que convaincre
Et puis dans certains cas, il peut arriver que vous soyez tellement conscient des limites de ce que vous défendez que vous allez devoir "jouer sale" pour obtenir vos fins. Dans cette hypothèse, ne cherchez ni à démontrer, ni à convaincre, mais bien à gagner.
Imaginez deux projets qui s'opposent radicalement dans une négociation. Si vous êtes conscient des limites de votre projet A... centrez votre argumentaire sur les défauts du projet B, ou sur les conséquences concrètes du rejet de votre proposition.
Certains débats sont restés célèbres pour une phrase, une pique, une punchline — non pas destinée à recevoir des fleurs, mais bien à souligner la faiblesse de la proposition adverse.
En 1980, ce n'est pas par la démonstration rigoureuse de son programme que Ronald Reagan est parvenu à terrasser le président sortant Jimmy Carter, mais bien par une réplique cinglante :
"Are you better off than you were four years ago?"
"Allez-vous vraiment mieux qu'il y a quatre ans ?"
Pas besoin de démonstration. Juste une question qui pousse à l'action. Parfois, une bonne question vaut mieux qu’un long discours.
Et maintenant que vous avez changé le terrain… encore faut-il poser les règles du jeu.
Deuxième règle : imposez votre problématique, fixez le langage, gagnez le débat
Partons d'une anecdote personnelle. Lorsque l'on exerce comme avocat (ce fut mon cas pendant sept ans), on n'échappe jamais à la question suivante :
“Mais comment tu fais pour défendre un coupable ?”
Ma réponse est toujours la même — après avoir précisé que je n’étais pas pénaliste, mais spécialiste de droit international privé et de droit des affaires.
Un avocat n’est pas là pour transformer son client en innocent. Il est là pour s’assurer que la justice a été rendue, et rendue correctement.
Imposez une question au centre du débat
Si vous tentez de convaincre un jury qu’un client est innocent alors qu’il a été filmé en flagrant délit de vol, vous ne rendez service ni à votre client, ni à la justice.
Votre mission, alors, est de changer de perspective :
soit en vous concentrant sur ce qui s’est passé avant (les circonstances atténuantes),
soit en vous concentrant sur ce qui s’est passé après (une procédure mal respectée, une disproportion de la peine, etc.).
D’une question apparemment simple — “les faits ont-ils été commis ?” — vous passez à une autre :
“De quel côté est le droit ?” ou “Quelle est la peine la plus juste ?”
Ce qui n'est n’est pas la même chose.
En clair : quand vous n’êtes pas "convaincu" trouvez la zone où vous pouvez emporter l’adhésion. Pas forcément celle de la vérité absolue. Mais celle où le débat peut encore avancer. Quand vous ne pouvez pas répondre à tout, imposez votre vision du débat.

Argumentez par la conséquence
Reprenons une analogie bien connue : la parole, ce n'est pas jouer aux dames, mais aux échecs. Non seulement vous n'avez pas besoin de capturer toutes les pièces adverses pour l'emporter, mais vous pouvez, avec un peu de ruse, battre un adversaire disposant de bien plus de matériel que vous.
À partir de là, lorsque vous savez votre proposition imparfaite et que votre adversaire n’est pas prêt à faire un pas vers vous, sortez une carte bien connue des négociateurs : celle de la BATNA — Best Alternative to a Negotiated Agreement (ou MESORE, en français).
Un bon négociateur garde toujours en tête cette question : que se passe-t-il si l’on ne trouve pas d’accord ? Quelles sont les conséquences concrètes d’un no deal — pour soi, pour l’autre, pour tous ?
C’est ce moment où vous pouvez retourner le doute contre votre interlocuteur : en soulignant les conséquences négatives de sa propre position (après tout, pourquoi serait-elle parfaite ?), ou en exposant calmement les effets délétères du rejet de votre proposition.
Ce fut d'ailleurs l’argument répété comme un mantra par Michel Barnier ou François Bayrou lors des discussions budgétaires : “Mieux vaut un mauvais budget que pas de budget du tout.”
Une phrase en apparence résignée, mais en réalité redoutable car désarmante d'honnêteté. Car elle inverse la charge de la preuve : ce n’est plus à vous de défendre l’imparfait, c’est à l’autre de justifier le vide.
Troisième règle : créez du mouvement, alignez les intérêts pour susciter l'adhésion
C’est cette même logique qui a poussé, dans les derniers jours de 2020, Bruxelles et Boris Johnson à s’accorder sur un accord final pour fixer les conditions de sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne. Un accord jugé imparfait, bâclé sur certains points, mais meilleur que le chaos d’une sortie sans accord.
Et c'est sans doute l'une des clés de l'exercice.
Que faire lorsque vous n'êtes pas convaincu ?
Dites-vous simplement que... vous n'êtes pas là pour convaincre. Vous êtes là pour faire bouger. Pour obtenir quelque chose. Pour faire passer une idée, une décision, une loi, un accord.
La rhétorique ne vise pas la pureté. Elle vise l’action.
Jouez sur la surprise... et sur les "vrais" intérêts
Et là encore, l'honnêteté est parfois votre meilleure alliée. En somme, si l'on vous dit "vous n'avez pas l'air convaincu au fond", libre à vous de répondre :
"Ça tombe bien, je ne suis pas là pour ça."
Imaginez une négociation syndicale : le cadre du MEDEF ne cherche pas à convaincre un leader de la CGT que l'économie de marché est idéale (et inversement). Il cherche à faire en sorte que les deux parties aient intérêt à l'accord, et que l’autre puisse le défendre à son tour auprès de ceux à qui il rend des comptes.
Car oui, un représentant syndical doit convaincre :
sa direction,
ses collègues,
les salariés qui l’ont élu.
Votre rôle n’est donc pas de le faire changer d’avis. C’est de lui offrir une trajectoire défendable. Un compromis qu’il pourra justifier. Une solution qu’il saura vendre. Une issue dont il pourra dire : "ce n’est peut-être pas parfait, mais c’est mieux que le reste."
La culpabilité est un poids trop lourd... pour ne pas le faire porter par son adversaire
Le but ultime de la manœuvre est simple : ne pas se retrouver dans la position de l'élève qui doit rendre des comptes à son professeur ou qui doit se sentir coupable d'avoir fait "l'impasse" sur une partie du programme avant l'examen.
La rhétorique, la dialectique, ce n'est pas un combat entre un adversaire qui voit le verre "à moitié vide" et vous le verre "à moitié plein". C'est un combat où quand l'autre vous reproche le manque du contenu du verre, vous lui répondez que "vous, au moins, vous avez un verre, et que lui propose ni plus ni moins de le retirer". Jouez sur les contradictions, créez du mouvement, et provoquez ce que les manuels de procédure criminelle à l'ancienne appelaient "le vertige mental qui provoque l'aveu".
☕Résumé espresso : trois clés pour convaincre même quand on doute
Changez le terrain: Quittez le terrain glissant des croyances personnelles pour jouer sur celui des conséquences, des contradictions, des angles oubliés.
Imposez votre cadre : Un débat se gagne souvent avant même qu’il ne commence. Posez les termes, définissez la vraie question, redirigez le projecteur.
Créez du mouvement : convaincre, ce n’est pas faire adhérer. C’est faire bouger. Alignez les intérêts, jouez la surprise, inversez la charge de la preuve.
Voilà pour cet épisode d’Objection !
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A la semaine prochaine !
Charles