🥵 « N'oubliez pas de vous hydrater ! » Peut-on encore communiquer sans infantiliser ?
Du polo de Mattei à la bouteille d’eau devant le ventilateur, retour sur vingt ans de communication sous haute température.
Bonjour à tous et bienvenue dans Objection !
Sans doute l'avez-vous remarqué, mais la semaine dernière, il a fait chaud en France.
Et si, par chance, vous étiez à l’abri de la canicule (que ce soit à l’Ouest ou confiné devant un climatiseur), les chaînes d’info ont veillé à ce que vous soyez bien au courant de l'évènement.
Reportages sur l’asphalte qui fond, micros-trottoirs à la sortie des transports en commun, et précieux témoignages de passants confirmant qu’il faisait, effectivement… chaud.
Derrière l’ironie existe un scénario désormais bien rodé: chaque épisode de chaleur s’accompagne d’un dispositif de communication gouvernementale de haute intensité.
Clips préventifs, cellules de crise filmées, ministres hydratés : l’État vous rappelle qu’en cas de canicule, il est recommandé de boire de l’eau (même sans soif), de se rafraîchir (au cas où l'idée ne vous viendrait pas naturellement) et de prendre des nouvelles de ses proches vulnérables (ce que l’on se garde de faire par temps frais).
Mais si ce ballet de préconisations peut prêter à sourire, il obéit en réalité à une double contrainte bien connue des communicants publics : d'une part le souci d’éviter à tout prix le “syndrome Mattei” (ce soupçon de déconnexion mortifère hérité de la crise sanitaire de 2003) et d’autre part, l'accusation de résumer l’exercice de l’Etat à un numéro “d’Etat nounou”.
Peut-on communiquer sans infantiliser ? Cet exercice d’équilibriste mérite bien un épisode d’Objection.
Une communication “ceinture et bretelles”
Il faut tout d'abord prendre la mesure de la scène. Le 1er juillet dernier, le Premier ministre François Bayrou, accompagné de Catherine Vautrin, d’Agnès Pannier-Runacher et de Bruno Retailleau, s'est rendu au centre opérationnel de gestion de crise du ministère de l'Intérieur.
L'objectif était de faire l'état des mesures prises pour faire face à la fameuse vague de chaleur qui s'abattait alors sur la France.
En costume-cravate (ce qui, convenons-en, n'est pas forcément le plus naturel face à une vague de chaleur), le Premier ministre s'exprimait devant une nuée d'écrans et d'indicateurs pour détailler au public les précautions à prendre pour soi-même et pour ses proches, ainsi que les mesures adoptées concernant la fermeture d’écoles et la préparation des hôpitaux.
L’objectif était simple : assurer à qui voulait l'entendre que l'ensemble des services de l'État étaient bel et bien mobilisés.
Cette chorégraphie parfaitement rodée constitue ici un modèle classique de gestion de la communication de crise. Elle rappelle d’ailleurs la formule adoptée par le CDC américain (Centers for Disease Control and Prevention) : Be First, Be Right, Be Credible (« soyez le premier, ayez raison, soyez crédible »). Autrement dit, un subtil mélange de transparence, d’empathie et de réactivité.
Mais la communication autour des canicules en France relève évidemment d’un particularisme : les ministres savent qu’ils jouent avec la menace d’une l’opinion publique qui garde en mémoire le spectre d'un précédent incontournable, celui de la gestion catastrophique de la canicule de 2003.
Le “syndrome Mattei”
Pour comprendre cette hantise de ne pas en faire assez, il suffit de jeter un coup d’œil aux recherches Google concernant l’homme qui fut ministre de la Santé du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin et de Jacques Chirac entre 2002 et 2004 : Jean-François Mattei.
Depuis vingt ans, à chaque vague de chaleur qui s’abat sur la France, on note un appétit soudain des internautes pour la carrière de l’ancien médecin.
Entre le 1er et le 15 août 2003, une canicule historique, inédite par son ampleur et sa durée, s’est abattue sur le pays, provoquant près de 15 000 décès, majoritairement chez les personnes âgées.
Notons tout de suite que la France ne fut pas le seul pays touché par cette crise sanitaire : on recense alors 18 000 décès en Italie, plus de 2 100 au Royaume-Uni, et 7 000 en Allemagne.
Mais c’est bien dans l’Hexagone que la crise sanitaire s’est transformée en crise politique, avec pour point de départ (et point culminant) une stupéfiante erreur de communication.
L’affaire est racontée en détail dans un passionnant podcast de France Culture sorti en février 2022, intitulé Mécaniques de la politique.
Le dimanche 10 août 2003, le médecin Patrick Pelloux, alors chef des urgences à l’hôpital Saint-Antoine à Paris, pousse un premier « coup de gueule » dans les colonnes du Parisien, attirant dans la foulée l’attention de toutes les rédactions télévisées.
Face à ce qui est présenté comme une « hécatombe » dans les services d’urgences, le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin téléphone à son ministre de la Santé, Jean-François Mattei, et lui demande d’intervenir au 20h de TF1.
Mattei contacte alors la chaîne et annonce qu’il rentre à Paris pour le direct (il est alors en vacances dans sa résidence secondaire du Var).
Mais c’est là qu’un conseiller en communication de Matignon tempère ses ardeurs et lui souffle ce qui restera sans doute comme l’une des plus brillantes mauvaises idées de l’histoire : rentrer à Paris donnerait une impression de gravité et risquerait de semer la panique.
Alors, le ministre opte pour un duplex… mais fait le choix de troquer son costume pour un polo. « Pour donner une image décontractée » d’après le conseiller com’.
Avec le recul, Mattei le reconnaît volontiers : « J’aurais dû, évidemment, rentrer à Paris. »
On connaît la suite : ce choix d’apparence se retourne contre le gouvernement, l’opinion publique voyant surtout un responsable « aux abonnés absents ». Une fois rentré à Paris, des images désastreuses de personnels soignants refusant de serrer la main du ministre finirent d’achever sa réputation. Ce dernier finira par être débarqué quelques mois plus tard à la faveur d’un remaniement.
Le piège de la communication était parfait : à vouloir ne pas alarmer, le ministre a eu l’air de minimiser. Et de l’aveu même de l’ancien ministre, ses homologues européens furent étonnés de constater que seule la France avait politisé à ce point l’affaire.
Le “syndrome Mattei” était né : depuis cette affaire, chaque ministre garde en tête l’exemple à ne surtout pas suivre.
Depuis, la doctrine s’est inversée. Et chaque canicule voit désormais fleurir les plans surdimensionnés, les numéros verts, les conférences de presse solennelles.
Le risque de l’infantilisation ?
On perçoit à quel point les pouvoirs publics bâtissent leurs doctrines sur des échecs — chaque nouvelle crise intégrant son lot de leçons, à l’image de la catastrophe de Lubrizol ou du Covid, qui ont mis en lumière l’importance décisive de la rumeur et du rôle des réseaux sociaux dans la diffusion des messages.
Pourtant, certains épisodes de gestion des canicules ont, par la suite, été jugés réussis par la presse. On cite souvent l’exemple d’Agnès Buzyn lors de la canicule de 2018. Il faut dire que la mise en scène était alors parfaitement rôdée : présence médiatique, consignes précises, et surtout (geste devenu rituel) l’annulation des vacances. Un symbole fort, censé signifier que la ministre est « sur le pont », pleinement mobilisée. La communication était soignée, l’image rassurante. Bref, une exécution exemplaire du manuel post-Mattei.
Nouvelles canicules, nouvelles critiques
Dans les canicules les plus récentes, deux critiques nouvelles émergent.
La première porte sur le manque d’anticipation des pouvoirs publics. Car les canicules, réchauffement climatique oblige, sont appelées à se multiplier.
Leur spécificité n’est plus seulement leur intensité, mais leur précocité. Celle de juin-juillet 2025, par exemple, coïncidait avec la fin de l’année scolaire, forçant à la fermeture d’écoles.
En creux, l’accusation vise l’absence de planification structurelle : des salles de classe toujours pas adaptées à des températures de 35 à 40 degrés, des bâtiments publics qui peinent à résister à la chaleur. Et au passage, une controverse qui mériterait un épisode d’Objection ! à part entière : celle de la climatisation, devenue ligne de guerre culturelle.
La seconde critique, plus insidieuse, gagne du terrain depuis la crise énergétique de 2022-2023.
Elle vise la forme même de la communication : le soupçon d’infantilisation. Autrement dit, ce n’est pas seulement le fond des messages qui pose problème, mais leur ton, leur manière. À droite comme à gauche, des éditorialistes s’émeuvent de consignes jugées moralisatrices, voire ridicules : faut-il vraiment que l’État nous rappelle de « boire de l’eau » ou de « fermer les volets » ?
La question se pose : le rôle de l’État est-il de répéter des évidences, ou de concevoir des solutions ? De dire aux gens comment rafraîchir leur salon, ou de planifier la végétalisation urbaine, un plan de climatisation pour les lieux publics, des dispositifs pour protéger les plus vulnérables ?
L’expression « État nounou » (et, plus récemment, « État neuneu») s’est glissée dans les tribunes, les chroniques, les plateaux. En ligne de mire : ces fiches pratiques diffusées par l’ADEME, l’agence chargée de la transition écologique, proposant par exemple de placer une bouteille d’eau glacée devant un ventilateur pour rafraîchir une pièce. Une astuce artisanale, certes, mais dont l’efficacité est largement discutable (surtout si l’on compare à un bon vieux climatiseur polluant).
Communiquer sans infantiliser, avertir sans rabaisser : c’est sans doute l’un des exercices les plus périlleux qui soient. Il faut s’adresser à un public vaste, composite, fait de citoyens lettrés et de personnes vulnérables. Et dans cet équilibre fragile, ce sont souvent les messages les plus simples (parfois simplistes) qui sont les plus audibles. Mais à force de simplifier, on risque de décourager, voire d’humilier. Et c’est peut-être là que la confiance vacille.
Voilà pour cet épisode d’Objection !
Si vous avez apprécié cet épisode (même au fond de votre cave fraîche), pensez à vous abonner.
Parce que la rhétorique mérite mieux qu’un jet d’eau froide et une bouteille d’eau glacée devant un ventilateur...
Parce qu’on peut parler climat, communication et politique… sans transpirer de banalité.
Et surtout, parce que la meilleure prévention contre l’infantilisation, c’est encore de cultiver son esprit critique.
À très vite dans Objection !